C’est à l’époque du Front populaire que les premiers récits complets apparurent en France. Ils étaient les compléments d’hebdomadaires illustrés à grands tirages. La majorité des histoires venaient d’outre-Atlantique ou d’Italie. Le lecteur retrouvait ses héros, parfois même en des sagas différentes de celles qu’il suivait dans L’Aventureux, Robinson, Aventures ou Jumbo.
La plupart disparurent sous l’occupation. Mais à la Libération, ce fut l’explosion. Les récits complets aux couvertures chatoyantes envahirent les kiosques à journaux. L’Histoire fut, sans conteste, une des principales sources d’inspiration de la bande dessinée française. Au niveau du récit complet, le rôle de l’Histoire est omniprésent, même si souvent, il s’amalgame à un esprit d’aventure prenant des libertés plus ou moins grandes avec la réalité des faits.
Les Récits Complets et Le Monde en Guerre
Sociale, militaire ou économique, l’Histoire montre le bout de son nez dans de multiples collections et sert d’arrière-plan aux exploits de nombreux héros. On peut isoler deux sources d’inspiration qui s’avérèrent particulièrement prolifiques et furent abondamment exploitées : la Deuxième Guerre mondiale et l’épopée de l’Ouest américain.
Il était normal qu’en 1945 de nombreuses BD aient essayé de faire revivre, d’une façon ou d’une autre, les terribles événements de la guerre. La saga de Bernard Chamblet, magistralement mise en images par Le Rallic, en est l’exemple typique. Qu’il s’agisse de l’occupation et de l’action des maquis en France, de la libération de l’Europe à partir de juin 1944, de la guerre en Afrique du Nord ou des multiples combats qui ensanglantèrent le Pacifique, le deuxième conflit mondial reste présent dans quantité de récits complets. Les 3 mousquetaires du Z.302 CONTRE HIMMLER (MOON et ROBBA), Garry, Tom X, Vigor, Les Aventures fantastiques, Téméraire, Dynamic, Guerre et Maquis, les Deux Risque Tout, La Guerre racontée en images, Sciuscia, A l’assaut du ciel, C’est un album Vaillant, Commando…Cédant à un mouvement sélectif et à un réflexe patriotique bien compréhensibles, les réalisateurs de ces illustrés n’hésitent pas à outrer parfois la caricature ou à transcender la réalité afin de rendre plus crédible leur démonstration. Allemands et Japonais y sont généralement montrés cruels, fanatiques, fourbes, impitoyables, conformes à l’image que le public espérait. Cela est particulièrement visible aux éditions lyonnaises et chez Vaillant.
Artima, par les dessins de Melliès et des frères Giordan, semble habité par plus de sérénité et soucieux avant tout de coller à la réalité des divers épisodes du conflit. D’ailleurs, avec son Toni Cyclone, Roger Melliès fait pratiquement œuvre d’historien et, sur les traces de son héros, nous conduit pendant la campagne de Pologne, contre l’Afrika Korps en Lybie et Tunisie, durant la libération de la France, à Narvik, puis aux Philippines, en Inde et en Birmanie. Cette longue épopée nous est dépeinte sans passion excessive.
On a loué en son temps la précision et la rigueur avec lesquelles Félix Molinari racontait la Deuxième Guerre mondiale à travers les aventures du sergent Garry aux Editions Imperia . Le style et la formule durent plaire puisque Garry vécut une bonne trentaine d’années et contribua, dans une certaine mesure, à auréoler de mythes cette meurtrière guerre du Pacifique, mal connue sous nos latitudes, et dont les adolescents des années 50 rêvaient tout en la redoutant.
DU CÔTÉ DE L'OUEST
Que l’histoire aventureuse, pour ne pas dire la légende, de la pénétration et de l’installation des Blancs dans l’Ouest américain soit largement présente dans la BD n’a évidemment rien de surprenant. La littérature populaire et le cinéma avaient déjà magnifiquement ouvert la voie. L’avancée de la civilisation vers les terres vierges, la guerre de Sécession, les luttes contre les Indiens, la ruée vers l’or et la vie quotidienne des cow boys constituent les leitmotiv classiques autour desquels scénaristes et illustrateurs ont brodé, respectant plus ou moins la vérité historique mais privilégiant toujours l’action.
Davy Crockett, Kit Carson, Buffalo Bill, Daniel Boone, Billy le kid et autres Jesse James rejaillissent sans cesse au fil des titres, empruntant d’autres états civils et chevauchant vers des exploits toujours renouvelés. Cet Ouest mythique, dont le passé semble infini, nous le trouvons traité avec plus ou moins de bonheur dans presque toutes les productions des maisons d’édition de cette période.
Chez Artima, longtemps le western fut roi avant d’être détrôné par la science fiction. Tex Bill, Red Canyon et Jim Ouragan y forment un quatuor de choix. A noter que Tex Bill évolue dans un Ouest plus moderne, celui des puits de pétrole et des premières voitures.
Chez Lug, Rodéo, Tex et Plutos tiennent longtemps le haut du pavé et s’inscrivent dans une vision classique.
A la SAGE il y eut Ranch magazine, Gazelle Blanche, Kansas Kid et Texas Boy. Aux Editions Mondiales nous trouvons Red Ryder et le Buffalo Bill de René Giffey dont on a vanté le dépouillement et la perfection graphique.
Chez d’autres éditeurs, nous faisons connaissance avec French Bill, la Collection Bison, Far West, Big Bill, King Le Vengeur, Youpi, Prairie, Cassidy et combien d’autres nous dépeignant un western inépuisable d’émotions et de dépaysement. Les sujets dominants restent celui du cavalier solitaire, de la ville isolée, du convoi de pionniers, du fort au bout de la piste, des voleurs de chevaux et des tribus en révolte. Le Canada y a parfois sa place avec les trappeurs et les luttes anglo-françaises du XVIIIe siècle.
DU CÔTÉ DU PANTHÉON
L’histoire de France est souvent abordée dans la BD par le biais de la biographie. Pendant la dernière guerre, les Editions artistiques et littéraires lancèrent sur le marché deux collections axées sur ce sujet. La première s’intitule « A la française » et eut une trentaine de numéros contant la vie et les exploits du maréchal Lyautey, de Cadoudal, Du Guesclin, le général Marchand, l’explorateur René Caillié, Champlain et divers autres héros de la « France éternelle » portraiturés par Pierre Claudel et Pierre Rousseau. La deuxième collection a pour titre « Lys de France » et, comme cela se devine, retrace la vie des principaux monarques de notre pays. Les textes sont souvent de Job de Roincé, qui ne cache pas ses sympathies nationalistes, voire royalistes.
Après la guerre, les Editions des Remparts à Lyon créèrent la série « Junior, les grands héros » où André Gosselin nous détaillait les existences riches en péripéties de Leclerc, Bournazel, Suffren, Charles de Foucauld et plusieurs autres gloires de notre panthéon. Signalons aussi le long pèlerinage des « Belles histoires et belles vies » de chez Fleurus qui, mi-récit complet mi-albums, nous édifient, avec souvent d’excellents dessins, sur les saints et martyrs de l’histoire de l’Eglise.
SUR TERRE ET SUR MER
Le Moyen Age eut ses adeptes mais demeura une période historique modérément exploitée en BD. Robin des Bois et Marco Polo en sont les piliers. Ils eurent même leurs propres récits complets, d’abord aux Editions Mondiales (sous le titre de Flèchauvent) puis chez Chott et chez Mon Journal. Du Guesclin fait une apparition à la SAETL, aux Editions L. Dejoie, aux Editions Modernes et aux Editions artistiques et littéraires. Les déboires humoristiques du sire de Haultetarge, dus au crayon irrévérencieux de Pierre Le Guen, s’inscrivent dans la collection « Jeunesse aventureuse » des Editions Armand Fleury. Quant à René Bastard, il nous régale dans Vaillant avec son Yves le Loup et son Chevalier au masque. Un Moyen Age pas toujours de carte postale mais plus près de Walter Scott que des chroniques de Froissart ou Commynes.
En dehors de quelques références maritimes de type Jean Bart, l’Ancien Régime ne se trouve guère représenté dans les récits complets des années 40. Le règne de Louis XV semble avoir par contre quelque faveur, notamment avec la guerre contre les Anglais au Canada (Gordon Jim), le Dernier des Mohicans (collection Audax), Fanfan la Tulipe (collection Fanfan, par Pierre Rousseau, sans oublier la saga de Le Rallic) et le Cartouche de Bastard aux Editions Vaillant en 1947.
Les guerres en dentelles du milieu du XVIIIe siècle, dont Cadet Rousselle est en quelque sorte l’archétype, eurent assez souvent les faveurs des auteurs de BD. Par contre, on pourra regretter, au passage, que les récits complets ne se soient guère intéressés à la période révolutionnaire et au Premier Empire (mettons de côté le Surcouf de Giffey).
A la lecture de ce bref panorama — qui est loin d’être complet — on pourrait s’étonner de ne trouver, dans les récits complets de l’époque, pratiquement aucune allusion ni à la guerre de 1914-1918, ni à celle de 1870. Autre grande absente : l’Antiquité. De tels sujets étaient peut-être trop sérieux ou trop lointains, exigeant sans doute une documentation plus rigoureuse que les auteurs n’avaient sans doute pas le temps d’amasser. Ou alors, plus simplement, ces thèmes n’étaient pas à la mode. Heureusement, de telles carences ont été réparées depuis, mais dans d’autres types de publications et à une époque plus récente.
Il convient de ne pas chercher, dans l’Histoire telle qu’elle est traitée dans la BD dans les années 40-50, une vue originale ou des éléments inédits, encore moins une remise en cause de certaines idées reçues. A quelques exceptions près, l’aventure prime sur la reconstitution et d’assez nombreux épisodes n’ont qu’un lointain rapport avec ce que fut la réalité. Mais qu’importe. Pour paraphraser Alexandre Dumas, disons que la BD, à son tour, fit d’assez beaux enfants à l’Histoire.
Jean Fourié