René Giffey est un grand illustrateur du siècle dernier. Son travail immense a été publié dans de très nombreux revues : dans Fillette, où il a repris l’Espiègle Lili, mais aussi dans Histoires en images, l’Épatant, le Petit Illustré, Cri-Cri, l’Aventure, l’Audacieux, l’Astucieux, les Belles Aventures, Tarzan, l’Intrépide, Hurrah!, Buffalo Bill, Mousquetaire, Yo-Yo, Les Aventures Illustrées. Il a également dessiné pour la Semaine de Suzette. Voici donc un conte de Pâques qu’il a illustré dans un numéro paru en 1925.
Dans une petite ville du moyen âge, aux rues étroites, aux toits pointus, vivait, il y a bien longtemps, la fille d’un humble potier. On l’appelait Jacquotte la sérieuse, car, bien qu’elle n’eût que douze ans, elle ne songeait pas à jouer comme les autres petites filles mais passait ses Journées dans l’atelier de son père, à recueillir les débris d’argile qui tombaient du tour du potier ; elle les pétrissait dans ses mains, puis, avec des outils de ciseleur que son père lui avait fabriqués sur sa prière, elle traçait dans la pâte molle des guirlandes de fleurs, des fruits, des oiseaux, et toutes les figures que lui inspirait sa fantaisie. Un jour, le bruit se répandit que le seigneur de la ville avait décidé d’offrir une cloche à l’église. Comme il la voulait très belle, tous les maitres ciseleurs étaient invités à concourir pour sa décoration : les projets devaient être exposés sur la place publique le jour du vendredi saint, et le peuple assemblé serait juge.
Jacquotte, quand elle apprit cela, fut saisie d’une sorte de fièvre.
– Père, suppliait-elle, faites-moi une cloche d’argile, pour que j’essaie de la décorer.
– Y songes-tu? répondit en riant le potier. Tu voudrais concourir, mauviette, avec des artisans qui ont du poil au menton !
Pourtant, il finit par céder aux larmes de sa fille, et se mit à l’ouvrage, tout en haussant les épaules. Mais il avait tant tardé que la cloche ne fut achevée que le soir du jeudi saint.
– Allons dormir, maintenant, dit-il à Jacquotte. En te levant de bonne heure, tu auras encore le temps d’être prête pour le concours, et il dissimula un sourire dans sa barbe.
Jacquotte alla se coucher sans répliquer. Mais, quand tout le monde fut endormi, elle se leva sans bruit et gagna l’atelier de son père.
La cloche d’argile était là, posée sur l’établi; un rayon de lune entrait par la fenêtre ouverte et l’éclairait en plein, haute comme une cloche de cathédrale, avec les anses pour la pendre et l’anneau, et le battant. II faut que je me hâte, pensa Jacquotte, pour avoir fini de la décorer demain matin. Elle prit ses outils et commençait à tracer un feston sur le bord d’argile, lorsqu’un bruit étrange lui fit lever la tête. L’air s’emplissait de sonorités inconnues, qui s’enflaient, s’enflaient; cela finit par former une mélodie cadencée :
– Viens donc, viens donc! nous parlons, nous partons. Nous allons à Rome…
Les cloches ! murmura Jacquotte. Les cloches de Pâques, qui partent pour Rome… Et soudain, elle sentit la cloche d’argile frémir et s’agiter.
– Ne t’en va pas, s’écria-t-elle en l’entourant de ses bras. Ne va pas avec elles ; reste avec moi!
La cloche vaçillait, comme prête à tomber. Et tout d’un coup, elle s’envola par la fenêtre, emportant Jacquotte qui n’eut que le temps de s’asseoir entre les deux anses, pour n’être pas précipitée. Tout de suite, elle se trouva en plein ciel, sous les étoiles, au milieu d’un vol de cloches; il y en avait de toutes les dimensions, et elles accourraient de tous les points de l’horizon, en jacassant à pleine voix. Il est heureux que ma cloche soit muette, pensa Jacquotte, s’il me fallait être assise sur une de ces bavardes, elle me rendrait sourde! Elle trouvait cette façon de voyager tout a fait agréable, et riait de sentir le vent courir dans ses cheveux. Bientôt, les cloches qui volaient les premières se mirent à chanter : Rome ! Rome!
– Rome ! répéta Jacquotte ; il faut que je regarde bien, car jamais sans doute je ne recommencerai un pareil voyage. Elle s’aperçut alors qu’elle avait conservé ses outils en main et elle se mit à tracer sur l’argile, pour n’en pas perdre le souvenir, toutes les merveilles qu’elle voyait : le ciel étoilé, la ronde des cloches, et, tout en bas, la ville aux douze portes et aux sept collines. Peu à peu cependant, la fatigue la gagnait : elle sentait ses yeux se fermer malgré elle et les outils s’échapper de ses mains. Je vais tomber, pensa-t-elle, si je m’endors. Et elle pria :
– Chère cloche, rentrons à la maison, maintenant que nous avons vu Rome…
La cloche obéit, sans doute, car Jacquotte voyait les autres s’éloigner, devenir toutes petites, petites, se perdre dans le brouillard. Rome avait disparu ; il n’y avait plus rien qu’un ciel tout gris où Jacquotte se sentait emportée d’un mouvement très doux. Tout à coup il lui sembla qu’elle touchait terre, et une voix lui dit, près d’elle :
— Jacquotte ! que fais-tu là?
Elle ouvrit les yeux et reconnut l’atelier de son père, éclairé par le petit jour, et son père lui-même qui lui touchait l’épaule :
– En voila une idée, bougonnait-il, d’aller dormir sur mon établi, avec une cloche pour oreiller !
Jacquotte se frottait les yeux; était-ce possible qu’elle eût rêvé ? Elle regarda la cloche, et poussa un cri de joie :
— Ce n’était pas un rêve. Regardez, père! Le bonhomme se retourna et resta stupéfait.Qui a fait cela? demanda-t-il en désignant la ciselure merveilleuse qui courait sur l’argile.
C’est moi, répondit fièrement Jacquotte, et elle montrait ses mains et ses outils encore souillés de terre. II y a du miracle la-dessous, marmotta le potier quand la petite fille eut raconté son aventure ; et il se laissa persuadé de porter la cloche sur la place publique, avec les modèles des maîtres ciseleurs. Ce ne fut qu’un cri d’admiration quand on vit paraître la cloche d’argile. Elle fut consacrée comme un chef-d’œuvre, et le seigneur ordonna que modèle en fût pris pour la cloche d’argent qu’il voulait offrir à l’église. Jacquotte la sérieuse devint par la suite un maître ciseleur. Mais quand on parlait devant elle de son premier chef-d’œuvre et qu’on soutenait qu’elle l’avait fait en rêve, elle hochait la tête en souriant, car toute sa vie elle garda la certitude qu’elle avait réellement accompli le voyage à Rome en compagnie des cloches de Pâques.
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