En 1934, la naissance du Journal de Mickey rend brusquement désuets les illustrés destinés à la jeunesse. Pour la première fois en France, on ose proposer à des jeunes une publication dont le contenu repose essentiellement sur de « vraies » bandes dessinées (le texte est dans des ballons, non sous l’image). Le succès est si grand que tous les éditeurs doivent plus ou moins évoluer et, en 1936, le groupe catholique de la Bonne Presse lance un nouvel hebdomadaire, «Bayard», qui réserve donc une place à la bande dessinée. La principale série est Paulo, par Gervy, qui créera en 1938 dans «Le Pelerin» le fameux Pat’Apouf détective. La guerre interrompt «Bayard» en 1940 et, lorsque le journal reparait en 1946, il a un nouveau rédacteur en chef, le Père André Sève. Né en 1913 à Crest, dans la Drôme. Cet assomptionniste a rejoint la Bonne Presse en 1943 après avoir obtenu une licence en théologie.
A une époque où la plupart des éducateurs sont hostiles à la bande dessinée, André Sève va non seulement ouvrir largement les pages de «Bayard» à ce mode d’expression, mais encore devenir scénariste, souvent sous divers pseudonymes (comme Marie-Paul Sève, André Divajeu ou Jean Quimper), afin de donner aux lecteurs une impression de diversité. Après quelques histoires d’un intérêt mineur, André Sève met en chantier en 1953 ses deux grandes séries : Une vie de Jésus en 220 planches, dessinée par Loÿs Pétillot, et Thierry de Royaumont, une bande médiévale pour laquelle il fait appel à Pierre Forget.
Né en 1923 à Pontoise, Pierre Forget, après avoir été élève de la section « arts graphiques » de l’École Estienne, travaille à partir de 1946 comme illustrateur de revues scoutes et de livres pour les jeunes. II vient à la bande dessinée en 1951, année ou il entre à «Bayard». Il y dessine Grenouille (1951-1952, histoires scoutes de Jean-Louis Foncine), puis le western Faucon-Noir (1952-1953), écrit par M. Bernard. C’est alors que le Père Sève lui propose d’œuvrer en commun à une nouvelle bande dessinée, Thierry de Royaumont. Les raisons pour lesquelles André Sève décida de réaliser une série médiévale sont diverses. Le journal voulait développer un esprit chevaleresque (le Père Sève signait d’ailleurs certains de ses articles « Le Chevalier noir »), et une histoire se déroulant au Moyen Age était donc un choix logique. Cette période permettait en outre de présenter aux lecteurs des héros naturellement imprégnés de christianisme. Enfin, André Sève s’intéressait particulièrement au phénomène des Croisades. II avait lu à ce sujet des ouvrages de l’historien R. Grousset et un roman pour la jeunesse édité par la Bonne Presse en 1912, Raoul du Vertfaucon, écrit par Max Colomban et illustré par Darrigan.
Le premier épisode de Thierry de Royaumont s’inspire d’ailleurs très fortement de Raoul du Vertfaucon. Dans Le Secret de I’émir (124 planches, parues dans « Bayard» du 9 aout 1953 au 10 octobre 1954), Thierry de Royaumont, jeune noble qui vit sous le règne de Philippe Auguste, va en Syrie avec ceux qui seront désormais ses trois fidèles compagnons, Galeran, Sylvain et Gaucher (et qui incarnent respectivement l’intelligence, l’habileté manuelle et la force physique). Il espère y trouver les preuves de l’innocence de son père, accusé de trahison en Terre sainte. II éclaircit ce mystère, qui tourne autour de l’étrange personnalité de l’émir de Homs, grâce à la fille de ce dernier, Leïla. Entre les deux jeunes gens nait un amour que les épisodes suivants rendront de plus en plus manifeste. Dans le deuxième épisode, intitulé La Couronne d’épines (66 planches, du 24 avril au 25 décembre 1955), Thierry et ses compagnons réussissent à reprendre au roi des Bulgares la relique de la couronne d’épines du Christ. L’histoire commence et se termine à Constantinople, et André Sève y fait preuve d’un souci d’exactitude quant à l’arrière-plan historique. Comme dans le premier épisode, le dénouement de l’intrigue repose en grande partie sur la révélation de l’identité véritable d’un des personnages. Le troisième épisode, L ‘Ombre de Saïno (62 planches, du 31 mars 1957 au 25 mai 1958), et le quatrième et ultime, Pour sauver Leïla (56 planches, du 5 octobre 1958 au 18 octobre 1959), sont incontestablement les meilleurs et forment un tout. Une force occulte, Saïno, occupe le nord de la France. Cette organisation secrète, qui apparait brusquement pour détruire sans peine les châteaux les mieux fortifiés, est invincible et répand la terreur car elle possède des moyens techniques alors inconnus, comme la poudre à canon. Son but est la domination du monde, au profit d’une élite intellectuelle. Dans la Cité interdite (au sud de Tripoli en Libye) elle veut préparer Thierry de Royaumont à devenir le Maitre du monde, « Saïno l’Unique ».
Thierry de Royaumont fut repris dans l’illustré catholique canadien « François » et dans trois volumes édités par la Bonne Presse. Le Secret de l’émir, imprimé en une seule couleur, parut en 1954 sous le titre Le Mystère de I’émir, suivi en 1956 par La Couronne d’épines et, en 1958, par L’Ombre de Saïno, seul titre tout en couleurs. Parallèlement à Thierry de Royaumont, Pierre Forget dessina dans «Bayard» Les Sept Samouraï (1956-1957), adaptation en bandes dessinées du film d’Akira Kurosawa, et Mic et Mac (1957-1962), une série humoristique sur deux jeunes garçons écrite sous le pseudonyme de Petit-Duc par le futur journaliste et romancier Jacques Duquesne. Le dernier épisode se termina dans «Bernadette» à la cessation de parution du journal « Bayard». En effet, sans le Père Sève, nommé en 1959 à la direction du mensuel « Rallye jeunesse», «Bayard» déclina rapidement, s’arrêtant définitivement en 1962.
Thierry de Royaumont semble alors voué à l’oubli. Pierre Forget abandonne « Bernadette » et la bande dessinée en 1963, devenant professeur à l’Ecole Estienne et graveur de timbres poste. II reçoit d’ailleurs le « prix du plus beau timbre du monde » pour un timbre polynésien sur l’enfance. André Sève, après avoir connu une nouvelle réussite à «Rallye jeunesse» (le tirage monte jusqu’à 300 000 exemplaires), dirige les magazines « Panorama Chrétien», puis «Peuples du monde». Aux Éditions du Centurion, filiale de la Bonne Presse, devenue Bayard-Presse en 1969, il publie un livre d’entretiens avec Georges Brassens, « Toute une vie pour la chanson » (1975) et une dizaine d’ouvrages de méditations religieuses, comme « Essayer d’aimer » (1976) ou « Quand les hommes vivront d’amour » (1986).
A Bayard-Presse, la perspective d’une réédition ne faisait pas l’unanimité. Certains craignaient de donner de leur maison une image passéiste, ou avaient peur de paraitre cautionner le christianisme conquérant des croisés. Une lecture attentive des histoires révèle cependant une vision plus complexe, car la civilisation orientale qui transparait dans ces aventures est au moins aussi évoluée que celle des Francs, et on sent parfois chez les auteurs une certaine fascination à son endroit. Au-delà des péripéties des intrigues, Thierry de Royaumont est aussi une illustration des relations difficiles, et souvent fantasmatiques, entre l’Occident et l’Orient.
Surmontant ses réticences, Bayard-Presse accepta finalement de rééditer Thierry de Royaumont. En 1986 parut L’Ombre de Saïno et, en 1987, l’album Pour sauver Leïla vit enfin le jour. Cette entreprise fut saluée par tous les connaisseurs en BD, y compris ceux dont l’idéologie était apparemment la plus éloignée de celle de l’ancienne Bonne Presse. Ainsi, dans « Métal hurlant», le magazine de bandes dessinées le plus avant-gardiste de l’époque, Jean-Pierre Dionnet écrivai, non sans humour t: « Ce sont des curés qui ont édité la meilleure BD de cape et d’épée du monde, et c’est un curé qui l’a écrite. Et ça donne presque envie d’aller à la messe dimanche et de donner la paye du mois à la quête, ne serait-ce que pour provoquer d’autres chefs-d’œuvre comme L’Ombre de Saïno de Jean Quimper et Pierre Forget. Car le dessin de Forget est riche en architectures vertigineuses, plus proche de Piranèse et de Lovecraft que du Sacré-Cœur de Jésus, et le scenario de Jean Quimper est plein de péripéties et de descriptions fiévreuses du maitre du mal, Saïno, qui est proprement démoniaque. Mais c’est l’avantage des curés car eux s’y connaissent en pêchés et en démons ».
Dominique Petitfaux